Ce début de semaine, la commission des Affaires économiques et la commission des Affaires européennes ont procédé conjointement par visio-conférence à l’audition du commissaire européen Thierry Breton. Le sénateur Franck Montaugé qui a beaucoup travaillé sur la question des nouveaux indicateurs de richesse et sur celle de la souveraineté numérique de la France a interrogé le commissaire sur ces deux domaines qui, dans le contexte particulier de la pandémie de Covid-19, prennent une acuité particulière. Voici le texte de son intervention et de ses questions:
“A l’occasion de la présentation par la Commission de la nouvelle stratégie industrielle de l’Union européenne le 10 mars dernier, vous avez déclaré qu’au même titre que le critère de prix, les entreprises vont devoir revoir leurs chaînes d’approvisionnement en prenant en compte dorénavant l’empreinte carbone, la numérisation et la proximité des lieux de production par rapport aux services et aux clients. De son côté, la France s’est finalement ralliée à la déclaration commune de onze États membres estimant indispensable que les plans de relance prennent en compte les questions d’environnement et de climat. Quant aux patrons des grandes entreprises, ils agissent dans l’urgence pour que soit privilégié le redressement des entreprises avant les exigences environnementales.”
“Si le débat devait s’orienter vers croissance ou décroissance, je pense que tout le monde y perdrait. Bien poser le problème, qui n’est pas apparu et loin s’en faut avec la pandémie du Covid-19, c’est répondre à la question de la nature de la croissance qui est nécessaire à la vie et au bien-être sur la planète et à la manière dont cette croissance doit être représentée et intégrée dans les modèles décisionnels des États et des entreprises, quelle que soit leur taille.”
“Mesurer le progrès ou la richesse de nos sociétés à l’aune du seul PIB est erroné et contre-productif en réalité, eu égard aux enjeux de transition énergétique, climatique et autres. Monsieur le Commissaire européen, quelle initiative concrète la commission européenne entend-elle prendre pour que les critères, les modèles décisionnels des entreprises marchandes et de la finance intègrent les problématiques économiques, sociales, environnementales et culturelles ? Quel projet ou quelle contribution de l’Union européenne en matière d’intégration dans les normes comptable – je pense à l’IFRS – des enjeux de décarbonation, de biodiversité, d’empreinte écologique, etc ? La piste des objectifs de développement durable (ou d’autres) vous parait-elle à cet égard pertinente, adaptable aux politiques de transitions qui s’imposent dès aujourd’hui aux États-membres et à l’Union européenne ?”
“Suite aux travaux de la commission d’enquête sur la souveraineté numérique de la France, le Sénat a voté à l’unanimité par 342 voix une proposition de loi visant à progresser sur quatre points qui conditionnent le libre choix du consommateur dans le cyber espace. L’Allemagne et d’autres pays de l’Union se sont engagés dans le même sens, chacun à leur manière, avec leurs critères propres. Nous savons pour avoir auditionné certaines de ses directions, que la Commission oriente ses travaux dans le même sens et qu’elle a d’autres sujets à fort enjeux dans ses ambitions numériques. Dans le contexte de la relance post pandémie et de la prise de conscience de nos faiblesses nationales et européennes en matière de souveraineté en général et de souveraineté numérique en particulier, sur quels points votre commissariat entend-il orienter les projets numériques de la Commission au regard des enjeux climatiques et environnementaux?”
« Il y a une très grande évolution de la part des entreprises en ce qui concerne le rapport au développement durable, a répondu Thierry Breton. La plupart des grandes entreprises et des grands groupes publient à la fois un rapport annuel mais aussi un rapport de développement durable. Il y a eu vraiment une prise de conscience au cours des dernières années, et je peux en témoigner, dit-il. Il y a néanmoins une dimension nouvelle, c’est celle des empreintes carbones. Est-ce qu’il faut les intégrer dans les normes comptables IFRS ? On n’en est pas encore là, mais on ne s’interdit rien. »
Sur les questions relatives à la régulation du numérique, le commissaire européen s’est montré optimiste en notant une certaine bonne volonté de la part des grands opérateurs tels que Google ou Facebook vis-à-vis des exigences européennes. « La neutralité des terminaux, c’est une priorité, dit-il. Les choses sont sans ambigüité. On voit le rôle que jouent les grandes plateformes. Le premier point dans la guerre des données telle qu’on la vit, ce sont les données personnelles. On sait qu’elles ont été captées d’abord par des grandes plateformes américaines ou chinoises parce qu’il y avait des marchés intégrés très vastes d’accès aux consommateurs. Ces plateformes n’étaient pas d’une innovation technologique majeure, mais en revanche en Europe, on a été les premiers à développer de vraies applications à base de données industrielles parce qu’on avait la base industrielle la plus évoluée au monde, et c’est pour ça que je me bats pour pouvoir vraiment la maintenir. »
Concernant plus spécifiquement la régulation du numérique, « elle fait partie de nos priorités », a affirmé M. Breton qui note avec optimisme que les grandes plateformes, lorsqu’elles sont incitées à avoir un rôle citoyen, répondent volontiers présent. « J’ai dit à plusieurs reprises que c’était aux plateformes de s’adapter à nous, Européens, et pas à nous, Européens, de nous adapter aux plateformes, et maintenant, c’est clair », dit-il. « Quand j’ai un dialogue personnel avec le président de Facebook, le président de Google, le président d’Apple ou avec tous les grands fournisseurs de plateformes et que je leur dis là, ça va pas… sur les fake news il faut que vous fassiez des choses et bien, ça réagit. Alors, cela ne veut pas dire qu’il ne va pas falloir réglementer, mais dans cette période extrêmement particulière, ça commence à évoluer. On va réguler, mais on tiendra compte de la manière dont leurs comportements vont changer pour qu’ils s’adaptent à l’ensemble de nos demandes : sur la neutralité, sur le contrôle des fake news, pour qu’il n’y ait pas d’incitations à la haine, sur le fait qu’il faut cesser de vendre des produits contrefaits, pour qu’il n’y ait pas d’appel à la violence et au terrorisme etc. Aujourd’hui, dès que l’on constate quelque chose, je vois que cela commence à réagir », dit-il.