Lundi 28 octobre, le sénateur Franck Montaugé a répondu à l’invitation de la Chambre de commerce et d’industrie du Gers pour expliquer aux chefs d’entreprises du département (1) les enjeux de l’enquête qu’il a présidée sur la souveraineté numérique de la France (lire ici). Retrouvez ci-dessous la version longue de l’interview accordée sur le sujet à La Dépêche du Midi (lire ici).
En tant que sénateur, pourquoi avez-vous souhaité vous impliquer au sein de cette commission d’enquête sur la souveraineté numérique?
Parce que l’enjeu d’intérêt général est considérable pour notre pays et nos concitoyens ! Les processus de numérisation en cours affectent profondément tous les champs d’activité et tous les acteurs de notre société et en premier lieu nos concitoyens et nos entreprises. Dans ce contexte de profonde transformation, la souveraineté de notre Etat-Nation est aussi questionnée en matière de sécurité (cyber sécurité) et de défense nationale (cyber défense). Le cyber espace est désormais le quatrième champ d’affrontement et de guerre, après la terre, la mer et l’espace. À titre d’exemple, « battre monnaie » fait partie des fonctions régaliennes des Etats et on voit que le projet Libra de Facebook appelle de la part des autorités monétaires européennes une réaction, une démarche adaptée. C’est le cas, et nous l’avons vérifié avec l’audition du Gouverneur de la Banque de France. Nous en appelons aussi à la création d’une crypto-monnaie banque centrale et au développement de services de paiement numériques faute de quoi nous pourrions avoir des déconvenues. Face à ces enjeux colossaux et d’autres tout aussi importants, il ne faut être ni naïf ni résigné. C’est l’esprit qui a présidé à nos travaux. Des textes importants sur le numérique ont été adoptés par le Parlement au cours des années passées mais il reste nécessaire que sénateurs et députés s’engagent, avec toutes les parties prenantes dont les citoyens et en lien étroit avec l’exécutif, dans une évaluation permanente des stratégies et des transformations à l’œuvre. C’est le sens du « forum institutionnel du numérique » que nous proposons et de la « loi d’orientation et de suivi de la souveraineté numérique » qui devrait en résulter. Cette démarche parlementaire, comparable à celle de la loi de programmation militaire, permettrait d’impliquer la communauté des acteurs et la représentation nationale dans l’orientation et l’évaluation des effets sur la société des politiques du numérique.
Face aux géants du numérique, le combat pour la souveraineté n’est-il pas perdu d’avance même pour un état développé comme la France, sixième puissance économique du monde?
Je ne le crois pas et il ne le faut pas. On ne peut se résigner à l’idée d’une France ou d’une Union européenne qui seraient colonisées par la culture de la Silicon Valley et de ses entreprises monopolistiques, les Gafam. La résignation n’est pas de mise et c’est aussi le message que fait passer la commission d’enquête. Nous avons en France et en Europe de grandes et belles entreprises dans certains domaines du numérique. Nous avons aussi de nombreuses pépites qui ne veulent que grossir pour autant qu’on les protège et qu’on leur donne les moyens d’accéder par exemple aux marchés de capitaux permettant leur développement. C’est un sujet majeur pour l’emploi notamment ! Et il faut aussi avoir conscience de l’excellent niveau de formation de notre système éducatif et de formation. Ecole de mathématiques parmi les meilleurs au monde, formations d’ingénieurs, de développeurs et de data – scientists de très hauts niveaux… produisent des créateurs très convoités que nous avons trop souvent beaucoup de mal à garder en France. Il ne faut pas être naïf non plus et dans le rapport de la commission nous attirons l’attention sur la nécessité de prioriser dans nos politiques publiques l’accompagnement de ces secteurs et de leurs acteurs qui sont à la base de la vitalité économique actuelle et plus encore de celle de demain. La fiscalité dans ce domaine devra faire l’objet d’une attention particulière. Vous voyez que lucidité et détermination pourraient qualifier l’esprit de nos analyses et de nos recommandations.
Dans le Gers, de quels outils peuvent se doter les entreprises, qui sont toutes des PME, pour protéger leurs données stratégiques ? Quels sont les sujets de préoccupation principaux dont vous font part les acteurs économiques sur cette question?
Nous proposons que le règlement général de protection des données (RGPD) qui concerne aujourd’hui les données personnelles soit étendu aux données stratégiques des personnes morales comme les entreprises. Les pays de l’UE doivent mieux protéger leurs entreprises des effets extra territoriaux des lois américaines par exemple. Ce serait un contrepoint nécessaire au Cloud Act par exemple. Il faut se défendre ! Je sais qu’il y a des entreprises gersoises qui ont été victimes de cyber attaques. Donc au plan technique et pour les entreprises elles-mêmes, je conseille pour celles qui ne l’auraient pas déjà fait, d’engager une réflexion sur le management de leurs systèmes d’information. L’analyse des risques encourus doit être au cœur de ces démarches et chaque entreprise à cet égard est unique. Tout cela nécessite des connaissances et des compétences et ne souffre pas l’à peu près. Il est souvent conseillé de se faire accompagner. Par le biais de son forum ou plus directement, la direction générale des entreprises de Bercy (DGE) peut conseiller ou orienter. La Gendarmerie Nationale s’est dotée d’un très haut niveau de compétence opérationnelle en matière de cybersécurité. Elle peut aussi être sollicitée par les entreprise. La norme ISO 27001 propose par ailleurs un cadre très structuré qui peut aussi être adapté à certaines entreprises. Pour ce qui est du stockage des données, elles n’ont souvent pas toutes les mêmes caractéristiques au regard des enjeux majeurs ou vitaux de l’entreprise. Il faut donc adapter les démarches, les outils et la localisation des stockages au caractère plus ou moins stratégique des données. Nous notons aussi que de manière générale le développement de l’accès au très haut débit est trop lent sur le territoire national. La France est en retard sur ce point en Europe. Le développement des territoires ruraux s’en trouve pénalisé. Dans le Gers on est plutôt en avance comparativement à beaucoup d’autres départements. Cela dit, les questions de stockage et de process vont être bouleversées avec l’arrivée prochaine de la 5G et le développement de l’internet des objets. Le « edge computing » amènera à stocker 80% des données produites à proximité des processus industriels, 20% à distance. Aujourd’hui le rapport est inverse.
Le citoyen peut-il agir concrètement pour préserver la souveraineté numérique de son pays? Et comment ?
La notion de souveraineté englobe la question du citoyen dont la liberté de pensée, de choix ou de décision peut être affectée par les techniques du numérique. Par exemple, le scandale « Cambridge analytica » a mis à jour les manipulations, à échelle industrielle et à des fins électorales donc politiques, que pouvait permettre l’exploitation algorithmique des données de certains utilisateurs américains de Facebook. Je pense qu’il faut que chacun de nous adopte une forme d’hygiène numérique. Cela suppose de connaître les risques encourus et les méthodes appropriées pour les limiter. Il faut que l’éducation nationale intègre ces questions et que se développe progressivement une culture du numérique. Une culture éclairée permettant de mettre le doigt sur les points positifs mais aussi négatifs de ce cybermonde. La technique n’est jamais neutre et elle doit être appréciée dans ses multiples conséquences sur la société. Chacun est concerné en tant que citoyen. Plus concrètement, le RGPD — règlement général de protection des données — d’émanation européenne est un progrès. Il mérite des adaptations pour que le consentement du citoyen-internaute requis à propos de l’utilisation de ses données personnelles et de navigation soit éclairé c’est-à-dire donné en toute connaissance de cause. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Je prône l’information régulière des internautes sur l’utilisation qui a été faite de leurs données.
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