Le dimanche 14 octobre 2018, le sénateur du Gers Franck Montaugé a été invité à participer à la cérémonie commémorative du centenaire de la Grande Guerre organisé à Berrac. Voici le discours qu’il a prononcé devant le monument aux morts du village qui s’est vu décerner, avec onze autres communes gersoises, le label de la mission du centenaire de 14-18 pour la qualité et l’originalité de sa cérémonie commémorative.
Mme la Préfète, Mme la députée, Mesdames et Messieurs les élus, M. le maire de Berrac, Mrs. les Maires, je salue les autorités civiles, militaires et religieuses, les représentants des anciens combattants, chers enfants, Mesdames et Messieurs,
Merci M. le Maire pour votre discours exceptionnel et pour le courage que vous nous donnez en exemple. Je vous souhaite un prompt rétablissement. Merci de m’avoir invité à partager avec vous ce moment de commémoration de l’armistice de 1918. J’y suis d’autant plus sensible que la commune de Berrac fait partie de mon histoire familiale et que mon grand-père paternel, né ici en 1901, connaissait certainement les 7 Berracais morts au champ d’honneur et leurs familles. Par-delà le siècle qui s’achève, il y a là un lien sensible qui me touche.
Je salue respectueusement les descendants ici présents de ces jeunes hommes morts pour la France. Dans ces circonstances, j’ai aussi une pensée pour mon aïeul Adrien Nux dont le nom figure sur le monument aux morts de Condom. Vous m’offrez aussi la possibilité, M. le Maire, de vous féliciter pour le label* que votre commune a reçu de la mission du centenaire pour cette cérémonie exceptionnelle.
Le département du Gers a payé un très lourd tribut à ce conflit : 8265 « morts pour la Patrie », dont 1429 disparus et aussi 3604 mutilés et les 7 Berracais que nous honorons. Le tribut à la guerre des populations paysannes de France est énorme. Le Gers en perdant 12,5% de sa population entre 1911 et 1921 – le chiffre pour la France est de 5,3% – sort considérablement affaibli.
Et je veux ici rendre hommage, parce qu’on les oublie trop souvent, aux femmes qui ont remplacé les hommes, dans les champs en particulier. Elles ont tenu à bout de bras notre pays et les lettres de Mme Roucault en témoignent. Merci les enfants pour la sensibilité et l’émotion avec lesquelles vous avez restitué ces lettres si émouvantes de Mme Roucault à son fils Fernand. Et vous me permettrez de débuter mon propos à partir du sens personnel que je trouve aux paroles de cette maman, Mme Roucault.
Je crois profondément que l’humanité se construit pour une très grande part dans la relation première et privilégiée de la mère à son enfant. Comme je crois, et les témoignages écrits de 14-18 nous le disent sous des formes diverses dont la littérature** est la plus fortement expressive, que la guerre est l’antithèse absolue de la civilisation, même si elle lui est consubstantielle… et cela dit beaucoup de la complexité de l’Homme.
Pour moi, la maman d’un côté, la guerre de l’autre, bornent le spectre des mille et une manières de se comporter avec humanité. Et l’humanité n’est pas un acquis mais une construction, une construction fragile toujours à interroger pour la perpétuer au fil des générations. De manière éloquente, le grand poète Paul Valéry ne disait pas autre chose quand il écrivait dans son ouvrage de 1919 intitulé « La crise de l’esprit » : « Nous autres civilisations, savons désormais que nous sommes mortelles. »
Et en définitive, c’est l’interrogation fondamentale sur le « sens » à construire et à donner à notre vie en société qui constitue pour moi l’interpellation majeure du cycle de commémoration qui se termine en novembre prochain. Le XVIIIe siècle, on le sait, accouche d’un humanisme européen, auquel contribuent de façon éclatante les philosophies nées au sein des sociétés des deux belligérants principaux de la Grande Guerre. Et s’il fallait donner des noms de grands hommes pour illustrer ce propos, je citerais pour notre pays Condorcet avec son « Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain » et, côté allemand, prussien, Kant avec son « Projet de paix perpétuelle». On pourrait en trouver beaucoup d’autres.
Et pourtant, malgré cette haute culture, ce degré de civilisation élevé qui lui est consubstantiel, l’effondrement absolu advient, un peu plus d’un siècle après la production de ces œuvres qui honorent l’esprit humain, pour être ensuite renouvelé 20 ans après, avec une ampleur décuplée ! Mais je vous l’accorde la Politique ne se fait pas avec de la philosophie, même si cette dernière y contribue bien entendu. Et vous me permettrez de vous faire partager quelques réflexions que je veux constructives.
Penser la guerre, dans ses différentes dimensions, humaine, technique voire spirituelle, c’est aussi interroger la nature de l’être humain et de l’être humain en société. C’est pour cette raison aussi que des manifestations comme celle qui nous rassemble aujourd’hui sont précieuses. L’émotion qu’elle suscite en nous doit être dépassée. Elle doit ouvrir à une exigence de compréhension et de sens nous servant à construire une société plus juste et plus éclairée.
La Grande Guerre a duré quatre ans. Elle a provoqué la mort de huit millions d’hommes, engloutie trois empires, sapé les idéaux de l’humanisme des Lumières. Première guerre des temps modernes, elle fut la guerre des innovations techniques, de la production de masse, de la mobilisation de toutes les ressources : humaines, économiques et psychologiques. Ses victimes étaient de toutes nationalités et de toutes origines. Guerre totale, elle s’est faite dans toutes les dimensions, sur terre et sous terre, sur l’eau et sous l’eau, dans les airs. Elle s’est faite par tous les moyens, des charges de cavalerie aux corps à corps de tranchées, des bombardements aux chars d’assaut, des gaz asphyxiants aux grenades au phosphore. Le fait majeur, inédit, est que le soldat n’y a plus guère été que le serviteur et la victime de la machine.
La Grande Guerre est une révolution à elle seule, fille de la révolution industrielle, mère des révolutions politiques qui créent la République des Soviets en Russie, la République de Weimar en Allemagne et donnent à l’Europe centrale son apparence pour deux décennies, jusqu’à l’Anschluss et l’invasion de la Pologne par le IIIeReich en 1939. De la Grande Guerre sort une Europe absolument transfigurée, épuisée, traumatisée, modernisée de force. Là où je veux en venir, c’est que la Grande Guerre et ce XXesiècle de barbarie absolue nous interrogent sur la nature profonde de l’Homme.
Paul Valéry, dans le livre que je citais en début de propos, nous dit l’ambiguïté fondamentale de l’esprit humain qui tout en prétendant être hautement « civilisé », a apporté sa contribution à cette « guerre civile européenne » que fut la Grande Guerre. Valéry nous dit : « Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps ; mais il a fallu non moins de qualités morales. Savoir et devoir, vous êtes donc suspects.»
La suspicion dont nous parle Valéry, nous avons l’impérieux devoir de la surmonter en pensant, comme citoyens, deux réalités qui engagent l’avenir de nos enfants, petits-enfants et de ceux qui les suivront… j’espère. Ces deux réalités ce sont l’Europe d’une part et la vie sur le globe terrestre d’autre part. Il serait trop long de développer mais quand je vois en ce moment même monter les extrémismes, les populismes, les nationalismes dans certains Etats européens dont le nôtre, quand je constate que l’intérêt des peuples pour la démocratie décline, je pense aux sacrifices des poilus, je pense aux massacres de la seconde guerre mondiale et à la trop grande passivité, dans les deux cas, des gouvernements et des populations qui ne demandaient à l’époque que la paix et la tranquillité et c’est bien naturel.
Dans le même ordre de réflexion, ayons en tête que dans ce XXIe siècle si proche des massacres des deux guerres mondiales, c’est l’existence du genre humain sur la planète qui est posée. Il n’est pas encore trop tard pour réagir de manière adaptée aux enjeux. Même si le temps presse ! Nous en avons, je veux le croire, les facultés intellectuelles. Les Hommes ont besoin de mythes pour donner sens et force aux constructions politiques, construire leur existence et vivre en société***. Le mythe du Progrès s’est déployé depuis le XIXe siècle avec tout autant de grandeurs que de misères. Alors surmontons la suspicion dont nous parle Paul Valéry. Conjuguons le savoir et le devoir, toujours au bénéfice du genre humain et de son avenir. Si nous y parvenions, nous serions dignes de ceux qui partis de Berrac et d’ailleurs sont morts pour la Patrie.
Vive la République Française,
Vive la France !
Vive l’Europe !
Vive la Concorde Universelle !
Franck Montaugé, Berrac, le 14 octobre 2018
* La commune de Berrac, avec 12 autres communes gersoises, s’est vue décerner le label de la mission du centenaire 14-18 http://www.centenaire.org/fr pour l’originalité et la qualité de la cérémonie commémorative de l’armistice de la Grande Guerre qui s’est donc déroulée ce 14 octobre 2018.
** le site du centenaire donne la liste des grands textes de notre littérature consacrés à la Grande Guerre. Du côté allemand Ernst Jünger et son libre « Orages d’acier ».
*** Je conseille la lecture de l’ouvrage de Pierre Musso « La Religion industrielle : monastère, manufacture, usine. Une généalogie de l’entreprise »