Lors du débat sur le thème : « La perte de puissance économique de la France – notamment en termes de compétitivité, d’innovation et de recherche – et ses conséquences sur la situation sociale et le pouvoir d’achat » qui s’est déroulé mardi 30 novembre 2021, le sénateur Franck Montaugé s’est exprimé à la tribune devant Alain Griset, ministre délégué, chargé des petites et moyennes entreprises.
« Dans son discours de réception du prix Nobel de littérature, Albert Camus disait : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. ». Pour des raisons différentes de celles de 1957, cette phrase garde pour les générations d’aujourd’hui toute sa force d’appel au devoir et à la responsabilité.
Et je crois que l’on ne peut pas débattre utilement de la puissance économique de la France sans se poser la question de la place qui doit être la sienne dans « la fin de la civilisation du carbone » et ses conséquences. C’est d’abord d’une trajectoire de transition de modèle, comprise par le plus grand nombre, dont nous avons urgemment besoin. La France ne peut ignorer « l’apparition ou l’irruption de la terre dans notre Histoire » pour reprendre la belle idée de Bruno Latour.
Aujourd’hui, sous le triple effet de la réception des thèses écologistes dans l’opinion, des démarches scientifiques prédictives et des effets dévastateurs et bien concrets des pollutions et du réchauffement climatique, les prises de conscience progressent mais peu, au-delà des paroles, donnent un contenu au projet global de transformation du système productif. Et de COP en COP les constats désabusés se succèdent !
Pour autant il serait injuste d’oublier ou de dénigrer les changements de stratégies engagés dans nombre d’entreprises françaises des secteurs de l’automobile, de l’aéronautique, de l’agriculture, de l’énergie, du recyclage, pour ne citer que ceux-là.
Dans la « transition – coopération – compétition » qui s’est engagée entre les économies du monde, la France doit définir très rapidement sa stratégie. Dans la justice sociale, la France doit transformer, souverainement, ses politiques pour être plus attractive, pourvoyeuse d’emplois utiles et bénéfique à l’écoumène (1).
L’éducation générale et populaire, l’enseignement supérieur et la recherche, l’accueil des étudiants étrangers, la souveraineté numérique, la formation générale et professionnelle tout au long de la vie, la culture, font partie de ces domaines ou processus qui feront le monde de demain et notre place dans le monde de demain.
Après la révolution du néolithique il y a 12 000 ans, la révolution industrielle il y a 200 ans, l’ère de l’anthropocène (2) dans laquelle nous sommes entrés depuis des décennies nous plonge dans la révolution de la durabilité. Et dans ce contexte d’urgence, l’avenir économique de la France, sa compétitivité, ses emplois, son modèle social et culturel, passeront par sa capacité de changer de référentiel dans de nombreux domaines.
« Changer de référentiel », Pierre Caye – chercheur du centre national de la recherche scientifique (CNRS) – développe dans son dernier ouvrage « Durer », l’idée de la nécessité de construire la durée par la transformation de nos systèmes productifs, en mettant au service de la durée le patrimoine et le capital, en faisant évoluer la notion de travail, en mettant la technique, la ville et l’architecture au service de la durée.
Sur le plan de la gouvernance et des institutions, il rappelle que transformer la richesse comptable en biens institutionnels et symboliques, constituer un patrimoine social pour l’ensemble de la société est la tâche que se fixe le régime républicain. « La République est un dispositif d’accumulation du patrimoine matériel et symbolique pour lequel l’ensemble de la communauté s’organise, en république précisément, pour mieux le gérer et en assurer sa conservation. ».
« La notion de richesse doit être réinterrogée, une des tâches du politique étant de transformer les richesses matérielles et financières en biens juridiques, sociaux, culturels et symboliques. Aujourd’hui, on pioche dans le patrimoine institutionnel et social en précarisant les statuts, en fragilisant le droit du travail et en réduisant la protection sociale. Et dans les conditions actuelles, la croissance passe nécessairement par la désinstitutionalisation des sociétés à l’accélération de laquelle s’attache la gouvernance, avatar néo libéral du gouvernement des hommes. »
« Or il n’y a pas de développement durable possible sans le renforcement du processus de patrimonialisation institutionnelle, sociale et symbolique. A travers la constitution de ce patrimoine, nos activités témoignent de leur capacité à construire de la durée. » Et aucun membre de la communauté nationale, quel que soit son statut, ne doit être écarté de la construction de cette « durée » ! »
Comme l’écrit Pierre Calame dans « Métamorphoses de la responsabilité et contrat social », « pour gérer une planète unique et fragile il est nécessaire de se mettre d’accord, à l’échelle la plus large possible, sur des valeurs communes. La responsabilité doit s’imposer comme la colonne vertébrale de l’éthique du 21ème siècle. La mise en œuvre d’un développement vraiment durable passe aussi et nécessairement par la transformation de la responsabilité pour répondre aux défis actuels. »
C’est donc au prix d’une reconsidération du Politique et de l’Éthique que les générations actuelles et futures éviteront « que le monde se défasse » et que l’économie française trouvera la place et la contribution qui doit être la sienne à l’ère de l’anthropocène. Là est aussi le message humaniste et universaliste que, par l’exemple, la France doit porter au monde entier ! »
(1) – Ecoumène : Espace de vie des hommes à la surface de la planète, l’ensemble des espaces terrestres habités par l’humanité. Terme utilisé en géographie pour également décrire l’attachement des sociétés humaines à leur milieu de vie. — source GéoConfluences
(2) – Anthropocène : Ère de l’Homme. Terme relatif à la chronologie de la géologie proposé pour caractériser l’époque de l’histoire de la Terre qui a débuté lorsque les activités humaines ont eu un impact global significatif sur l’écosystème terrestre. — source Wikipédia