Lors de la séance des questions orales du 3 juillet dernier, le sénateur Franck Montaugé s’est adressé à la ministre de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation pour attirer son attention sur le mode de recrutement actuel des professeurs et des directeurs de recherche dans le domaine de l’économie. « Actuellement, le mode de recrutement marginalise les économistes qui ne s’inscrivent pas dans le cadre de la pensée économique dominante, encore dite orthodoxe ou mainstream. Il y a là un sujet d’importance, parce que la tradition hétérodoxe française en économie est riche en diversité et a toujours participé au rayonnement international de la France. Certains de ses représentants avaient anticipé la crise financière de 2007-2008. Les deux rapports de missions rendus en 2001 et 2014 préconisent que l’enseignement soit incarné dans les faits, les politiques, l’histoire et les débats de société et qu’il soit proposé aux étudiants de premier cycle une formation pluridisciplinaire, avec spécialisation progressive, et plus tournée vers la compréhension des faits et des institutions économiques. Aujourd’hui, ce défaut de pluralisme se traduit aussi par une concentration des flux financiers vers les universités et les laboratoires approfondissant la pensée dominante, ce qui renforce également les inégalités territoriales.
« Pour toutes ces raisons, ajoute Franck Montaugé, de nombreux universitaires, notamment au sein de l’Association française d’économie politique, l’AFEP, proposent la création d’une nouvelle section, qui serait intitulée Economie, société et territoire, du Conseil national des universités, afin de valoriser les perspectives pluridisciplinaires et institutionnalistes dans l’enseignement de l’économie. Ces économistes proposent également de créer une nouvelle section, Economie et sociétés, au sein du Centre national de la recherche scientifique, le CNRS, pour favoriser le pluralisme et la pluridisciplinarité de la recherche en économie. Sachant qu’un projet de décret dans ce sens a été élaboré, j’aimerais savoir, madame la ministre, quelles suites vous comptez donner à cette démarche. »
Pour Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, « la recherche en économie, qu’il s’agisse de micro-économie ou de macro-économie, a vocation à confronter les théories aux faits pour faire progresser la connaissance. À cette fin, tous les paradigmes de la discipline doivent pouvoir se confronter sur le terrain scientifique, et cela sans intervention politique. Une fois ce constat établi, vous conviendrez que la notion d’orthodoxie a peu de sens. À cet égard, la recherche française en économie est dynamique, et cela est reconnu à l’échelle internationale », dit-elle encore, rappelant que « Jean Tirole a reçu le prix de la Banque royale de Suède en mémoire d’Alfred Nobel en 2014, soit l’équivalent du prix Nobel en économie ».
« Sur le fond, poursuit la ministre, la recherche économique actuelle s’illustre en France et dans son cadre institutionnel actuel par une ouverture croissante à l’interdisciplinarité, notamment aux apports des sciences humaines et sociales. Ce qui est vrai des sciences humaines l’est également des sciences exactes, le lien entre l’économie, les sciences cognitives ou les mathématiques n’étant plus à prouver. Dans ces conditions, dit-elle, la création d’une nouvelle section, qui serait dédiée à l’économie hétérodoxe au sein du CNU ou du CNRS, n’aurait aucune plus-value. Il faut veiller à ce que le pluralisme devienne la règle, ce qui ne fera pas en séparant les tenants des différentes doctrines. Permettez-moi de rappeler également qu’il existe à l’heure actuelle plus d’une trentaine de sections du CNU dédiées aux sciences humaines et sociales. C’est également le cas au CNRS, qui comporte plusieurs sections. Là encore, il s’agit non pas de cristalliser telle ou telle théorie par rapport à telle autre, mais bien de garantir à chacun de pouvoir exercer son métier de scientifique, qui est de confronter les faits aux théories, afin de faire progresser la connaissance.
« C’est dans ce sens, ajoute Mme Vidal, que Pierre-Cyrille Hautcoeur, directeur d’études en économie à l’École des hautes études en sciences sociales, l’EHESS, a remis en 2014 à Geneviève Fioraso un rapport relatif à l’enseignement de l’économie en France, rapport qui émettait déjà un avis négatif sur cette proposition. Cet avis a été confirmé par Jean Tirole, qui a eu l’occasion de s’exprimer publiquement sur ce sujet. S’agissant de l’ouverture pluridisciplinaire du premier cycle universitaire en économie, cette filière bénéficiera comme les autres de la mise en œuvre de l’enseignement modulaire et capitalisable dans les conditions prévues par la loi du 8 mars 2018 relative à l’orientation et à la réussite des étudiants, mais aussi par le projet du nouvel arrêté de licence en cours de rédaction. Ce nouveau cadre légal et réglementaire permettra à tous les étudiants en économie d’enrichir leur formation au contact d’autres disciplines.
« Je ne partage presque aucun des arguments que vous avez développés ; j’y vois même des contradictions » a répondu Franck Montaugé. « Vous citez Jean Tirole, éminent économiste ayant fait briller dans sa discipline les couleurs de la France. Celui-ci s’inscrit dans une démarche d’économistes tout à fait respectables, mais qui relève de la pensée dominante en la matière. On a plus que jamais besoin, y compris pour notre démocratie, de pluralisme en matière de recherche et d’enseignement. Or le chemin que vous proposez n’est pas de nature à nous doter de tous les moyens nécessaires pour avancer sur cette question. L’économie ne trouve pas en elle-même ses justifications. Comme d’autres, je pense que c’est la politique qui préside aux choix de société. Évidemment, l’économie a ses règles, ses paradigmes, comme vous l’avez dit, mais, encore une fois, la diversité et le pluralisme des expressions sont de nature à nous faire progresser.
Pour le sénateur du Gers, « l’organisation de nos sociétés, en particulier leur politique économique, ne passera pas par un seul chemin. C’est tout l’enjeu de la reconnaissance de ce courant dit hétérodoxe dont nous avons besoin. Je le dis d’ailleurs sans porter de jugement de valeur sur les paradigmes et les principes que ses tenants mettent en avant. Cette reconnaissance est essentielle pour la vitalité de nos démocraties, et pas seulement la nôtre, puisque cette question s’inscrit dans un vaste espace, européen et mondial », conclut Franck Montaugé.